…libertés d’expressions, expressions de la liberté… »

 

par Bertrand FAVREAU*

 


La liberté d’expression permet elle de tout dire ?**

BertrandFavreau

[…]


 »…
Nul ne saurait se prévaloir de l’article 10 de la Convention pour se faire le complice ou l’apologiste des crimes, c’est à dire de commettre un délit prévu par la loi. Il existait, avant la loi Gayssot, des dispositions légales réprimant la diffamation raciale, l'injure raciale, la provocation à la haine raciale et l'apologie de la haine raciale. C’est en vertu de ces dispositions, dans les premières années de l’après-guerre, que les premiers négationnistes Maurice Bardèche et Paul Rassinier, ont été poursuivis pour apologie de crime de meurtre. [i] La jurisprudence démontre ainsi que le juge a toujours disposé, bien avant 1990, d’un arsenal suffisant.

 

Comment va, dès lors, agir le juge européen, qui contrairement au juge national français, ne bénéficie d’aucun texte ad’hoc vis à vis du négationnisme ? Ou comment empêcher les réinterprétations fallacieuses du passé par des « falsificateurs de l’histoire » ou des épigones divers qui revendiquent la liberté d’expression, l’immunité de l’historien puis au stade ultime du contrôle européen invoquent la protection conventionnelle notamment relevant de la liberté d’expression ou d’autres droits fondamentaux garantis par la Convention. La Cour européenne des droits de l’homme en a trouvé les moyens – au stade du contrôle de la violation conventionnelle – en revenant aux sources et aux fondements mêmes de l’instauration de la Convention des droits de l’homme.

 

Depuis au moins 1979, les organes de la Convention ont refusé la protection de la Convention en faisant application de l'article 17 qui interdit à toute personne « de déduire de la Convention un droit de se livrer à des activités visant à la destruction des droits et libertés reconnus par la Convention », notamment pour un parti raciste néerlandais[ii], mais a ensuite été appliqué pour un individu qui voulait reconstituer un partie nazi[iii], en 1982, et à la responsable de la publication, en Belgique, d'un texte attribué à Léon Degrelle, intitulé « Lettre au Pape à propos d'Auschwitz ».[iv]

 

La règle a été appliquée sans désemparer envers les négationnistes de tous pays, soit pour des brochures révisionnistes en Allemagne[v], et pour la France, avec bien évidemment d’abord la décision Marais, en 1996, pour négationnisme des chambres à gaz du camp de Struthof et qui invoquait les droits de la « recherche historique », auquel la Commission a répondu que son entreprise visait en réalité « sous couvert de démonstration technique à remettre en cause l’existence et l’usage des chambres à gaz… » et qu’il n’était « pas inéquitable, de la part d'un juge, de refuser d'autoriser la preuve de faits, d'ailleurs contraire à une vérité́ historique notoire, dont l'affirmation comme telle est diffamatoire ». [vi]

 

Ou bien encore dans la décision Garaudy où la Cour estime qu’en vertu des dispositions de l’article 17 de la Convention, le requérant ne peut pas se prévaloir des dispositions de l’article 10 de la Convention en ce qui concerne les éléments relevant de la contestation de crimes contre l’humanité car cela « ne relève en aucune manière d’un travail de recherche historique s’apparentant à une quête de la vérité. …. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l’ordre public. Portant atteinte aux droits d’autrui, de tels actes sont incompatibles avec la démocratie et les droits de l’homme et leurs auteurs visent incontestablement des objectifs du type de ceux prohibés par l’article 17 de la Convention ».[vii]

 

Si, le principe demeure que la Cour Européenne entend s’abstenir de se prononcer sur des questions d’ordre purement historique, lesquelles ne relèvent pas de sa compétence, il ne s’applique que « dans toute la mesure du possible ». Ce qui signifie clairement que la Cour accepte explicitement de « dire » l’histoire dans deux cas précis.

 

La Cour s’est ainsi référé au concept de "vérités historiques établies" ou de "vérités historiques notoires" et, à ce titre, elle reconnaît, de façon intangible, deux catégories de vérités historiques établies, qu’elle appelle aussi parfois des « faits clairement établis ». [viii]

 

La première de ces vérités, est la Shoah, - dont la négation ou la révision est « soustraite par l’article 17 à la protection de l’article 10 » - et que l’on ne peut soumettre à débat en invoquant le principe de liberté d'expression..  Elle était anciennement qualifiée de « fait notoire » par la Commission européenne des droits de l’homme finissante, - puisqu’elle allait être supprimée - dès la fin des années 80. Elle avait répondu à un requérant allemand, qui se plaignait de ne pas pouvoir distribuer des brochures négationniste : « Ce fait historique est non seulement un fait notoire, établi avec certitude par des preuves écrasantes de tous genres, mais a été même reconnu par le requérant lui-même […] ».[ix]

 

A cela s’ajoute une seconde vérité notoire : le caractère totalitaire et antidémocratique des partis communistes dirigeants des Etats de l’Europe centrale et orientale avant 1990, que la Cour a qualifié de « réalités historiques notoires » dans les arrêts, Rekvényi contre Hongrie et Zdanoka contre Lettonie.[x]

 
Mais, à l’inverse, la Cour, a élaboré un second concept qui trouve à s’appliquer à tous les autres faits historiques, c’est  l’absence de « vérité historique unique », qui, « de toute façon, n'existe pas » ajoute-t-elle.[xi] La Cour oppose ainsi à la notion de « vérité historique unique », la notion de "domaines où la certitude est improbable » et où le « débat entre historiens est ouvert », comme le rôle de la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale qui se « situe dans le contexte d'un débat public », ou encore, le rôle du Maréchal Pétain, en France, de 1940 à 1944, qui est, pour la Cour, un « domaine où le débat entre historien est ouvert » (Lehideux et Isorni), une formulation alternative - « toujours en cours entre historiens » (Chauvy) - étant aussi parfois utilisée.[xii]

 

Ce second concept à un corollaire, puisque dans ce domaine, la Cour renvoie les Etats parties à la Convention à l’« effort que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de son histoire » (Lehideux, Monnat). Ainsi,  lorsqu'il s'agit du débat historique, dans un domaine où la certitude est improbable  et la controverse toujours actuelle, la liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique » non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent trouve à s’appliquer. [xiii]

 

Mais la jurisprudence, dira-t-on, n’est pas la loi. Et la Justice n’est pas le droit puisqu’elle n’en représente, selon le mot du Doyen Jean Carbonnier, que son « aspect pathologique ». … « 

 

*Avocat aux barreaux de Paris et de Bordeaux, Président de l’Institut des Droits de l’Homme des avocats Européens.

**Extraits de l’ouvrage La loi peut-elle dire l’histoire ? Editions Bruylant, 2013.

 

 

 

Les auteurs de l’ouvrage : Pim den BOER,   François DELPLA,  Bertrand FAVREAU,  Jean-François FLAUSS,  Georges KIEJMAN,  Mario LANA,  Christophe PETTITI,  Michel PUECHAVY,  Gilles MANCERON,  .Emmanuel NAQUET,  Vincent NIORÉ,  Pierre NORA,  de l'Académie française, Christian VIGOUROUX,  Antoine VALERY,  envisagent cette question qui divise les historiens.

 

 

 © Bruylant 2013



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--> Nicholas Hewitt, L’affaire "Nuremberg ou la terre promise" et la censure politique sous la IVe République, in Pascal Ory (dir.), La censure en France à l'ère démocratique (1848...), Bruxelles, Éditions Complexe, 1997, p. 293-303.

[ii] CEDH, Glimmerveen et Hagenbeek c. Pays-Bas, (déc.), nos. 8348/78 et 8406/78, décision et rapports (DR) 18, p. 198

[iii] CEDH, X. c. RFA, (déc.), 16 juillet 1982 N° 9235/81, D.R. 29, p. 194.

[iv] CEDH, T. c. Belgique, (déc.), 14 juillet 1983, n° 9777/82.

[v] CEDH, Kuhnen c. Allemagne, (déc.), 12 mai 1998, no 12194/86, décision de la Commission du 12 mai 1988, DR 56.

[vi] CEDH, Pierre Marais c. France, décision de la Commission du 24 juin 1996, DR 86, p. 184.

[vii] CEDH, Garaudy c. France, 24 juin 2003 no 65831/01, ECHR 2003-IX.

[viii] CEDH, Marais c. France, précité, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX, et Zdanoka c. Lettonie, 16 mars 2006, [GC], n° 58278/00 § 77.

[ix] CEDH, Kuhnen c. Allemagne , 2 mai 1998 (déc.), précité.

[x] CEDH, Rekvényi c. Hongrie, [GC], n° 25390/94, CEDH 1999-III §§ 41 et 47 ; Zdanoka c. Lettonie, [GC], précité, § 77.

[xi] CEDH, Monnat c. Suisse, 21 septembre 2006, n° 73604/01, § 68..

[xii] CEDH, Lehideux et Isorni, précité, 23 septembre 1998, §§ 53 et 47 ; Chauvy et autres c. France, précité, no 64915/01, CEDH 2004‑VI, § 69.

[xiii] CEDH, Monnat c. Suisse, précité, § 63. Lehideux et Isorni, précité, § 55.