Bar of the Year

 

 

  • Discours prononcé par le bâtonnier Pierre Siré, lors de la rentrée solennelle de la conférence du stage de l’année 1956–1957.(Extraits)

 

…   "Or dans ses contentieux envahissants, les grandes lignes de force ne passent plus par les salles d’audience. Qu’est-ce qu’un procès pour les synarques ennemi qui dirige le monde pour un haut fonctionnaire pour un chef syndicaliste, pour un grand industriel ? Les résultats en sont inscrits par profits et pertes avec les honoraires des avocats et autres provisions pour créances douteuses.

Et la vie continue, celle des administrations, celle des affaires, celle des travailleurs.

Jamais, cependant, les puissants du siècle n’ont attaché autant de prix à la justification juridique de leurs actes. Ce ne sont pas seulement les grand, intérêts .internationaux qui s'affrontent avec des arguments, des exceptions d'irrecevabilité, ou des moyens de prescription, bref en empruntant notre langage et en usant de l'arsenal où nous puisons nos armes ordinaires. C'est aussi dans la vie sociale, économique, administrative, qne le juridisme fleurit et foisonne. Point d’assemblée générale ou de groupe d’actionnaires vont être en désaccord qui n’ait été préparé par de savantes manœuvres juridiques. point de discussion qui ne s’élève entre un établissement public est une collectivité économique ou professionnelle sans une référence à des textes ou à des contrats.

Notre ancienne autorité ne sera reconquise que dans la mesure où nous interviendrons habituellement dans les affaires de cette nature. Elle ne se situe pas aux frontières de l’humanisme et du droit, c'est-à-dire dans notre domaine propre. S'il est vrai que l'on chasse sur nos terres, il noue suffit pour affirmer notre maîtrise, non pas de renier maie de retrouver notre tradition. Loisel, le vieux Loisel, conseil de Catherine de· Médicis, soutenait que la formation des avocats les destinait naturellement aux plus hautes charges de l'Etat. Un certain masochisme nous ferait volontiers répondre, comme Andromaque, qui était  humble, maie  hypocrite : « seigneur tant de grandeurs ne nous touchent plus guère... » Pourtant, ai peu nombreux que nous soyons au Parlement,  il  faut  croire que nous avons encore quelque expérience des problèmes difficiles et une certaine connaissance des hommes, puisque tant de hautes charges-et les plus hautes – sont confiés à quelques-uns des nôtres, je n’ose pas dire au meilleur des nôtres… et nous savons qu’à l’étranger, aux États-Unis surtout, mais aussi en Angleterre et en Allemagne, beaucoup de nos confrères qui ne sont qu’avocats, parce qu’ils connaissent les hommes et parce qu’ils connaissent le droit, qui est la science des rapports entre les hommes, sont étroitement mêlés à la vie des grandes affaires et jouissent, dans ce domaine, d’un crédit supérieur. Il semble, à certains signes, que notre propre rôle, dans la même voix, soit sur le point de s’accroître.

Mais attention ! Ce rôle n’est pas facile.

N’allons pas nous imaginer que nous avons tout résolu par quelques novations d'ordre fonctionnel. Certes la faculté de pénétrer plus avant dans la vie des sociétés, d’assouplir l'exécution de certains règlements, transactionnels, et l'autorisation que nous avons désormais de représenter nos clients nous permettront une ·activité plus efficace. Mais c’est dans l’ordre spirituel que nous devons d'abord nous réformer si nous voulons retrouver une place éminente parmi les hommes de temps.

Et d’abord depuis que nous sommes plus poètes, depuis que les poèmes ne sont plus Dieu, savons-nous encore la langue des dieux ? Il y a longtemps que nous avons cessé d’être les seuls professionnels de l’art de bien dire. Mais enfin cette langue moderne des affaires qui traduit une connaissance élevée des problèmes économiques, sociaux, financiers, je ne crois pas qu’elle nous soit tout à fait étrangère. Il nous faudra pourtant pour la parler avec aisance, éliminer les traces de l’accent détestable qui accuserait notre terroir professionnel par une certaine consonance de basoche et de chicane. Ce n’est pas le plus difficile.

Car il convient surtout que nous cessions de vivre et de penser comme si les plus importants de nos devoirs devaient être assumés par un protecteur inévitable, qui nous ressemble comme un frère

Je ne veux aucun mal à nos amis les avoués. Mon propos n’est pas de traiter présentement le problème de leur présence à nos côtés devant les tribunaux civils. Aussi bien n’est-ce pas deux que j’entends me plaindre mais seulement de nous-mêmes. Car partout où ils ne sont pas, dans les immenses secteurs des contentieux commerciaux administratifs, devant les juges ou loin des juges, ce qui pèse sur nous, ce n’est pas leur présence, c’est leur ombre.

Je ne suis pas insensible aux raisons nobles qui justifiaient naguère notre éloignement  1raditionnel  de  la  postulation. Quand j’apprends, dans les ouvrages de nos vieux maîtres, que nous avons le droit d’être couverts devant Messieurs, en signe d’indépendance, alors que l’avoué doit être découvert comme la partie elle-même, parce qu’il le représente, mais que cependant nous devons nous découvrir quand nous lisons les écritures du procès parce qu’elles émanent des avoués, je sens se réveiller en moi un amour nostalgique des préséances qui me fait regretter de ne pas avoir une toque, pour m’en coiffer quand il convient. Mais où sont les neiges d’antan ?

Couverts ou non couverts, en vivant à l'ombre des avoués, et c'est ce qui me gêne, nous avons perdu le sens des responsabilités.

Il y a peu de temps encore quand nous n’étions pas assistés par un avoué, nous devions faire signer les conclusions par la partie, à moins qu’elle fut présent. Et pourquoi ? Pour nous garantir des dangers, des responsabilités, des servitudes, qu’entraîne la postulation. Ainsi quand l’avoué n’existait pas, la partie le remplaçait. Et si elle ne comprenait pas ? N’importe. Nous nous rassurions dans la présence illusoire d’une ombre tutélaire. Paradoxe d’autant plus étrange que, dans les affaires civiles son ministère est nécessaire, la voix nous abandonne souvent, et de bon gré, parfois même avec une satisfaction qui nous comble, la direction de la procédure, la conduite générale de l’affaire et la rédaction des conclusions.

Ainsi se sont dénaturés le sens et la portée de notre fonction sociale. Ainsi cette affaire dit le sel de la terre. Pour qu’il retrouve sa saveur, il ne suffit pas d’une décision du conseil de l’ordre. Il faut que notre vie intérieure se transforme. Il faut que nous cessions de croire que nos paroles sont sans importance, que nos écrits n’engagent pas la partie, que c’est elle qui répond, à défaut d’avouer, de ce que nous avons rédigé, et qu’elle répond même de nos conseils.

Ne sentez-vous pas dans cette fuite ce qu’il y a d’humiliant ? Ne sentez-vous pas ce qu’il y a de contradictoire entre l’affirmation de notre indépendance et la conscience profonde de notre irresponsabilité ? La seule véritable indépendance est celle de l’homme libre. Et la liberté implique un choix, donc une responsabilité. Je sais bien que l’indépendance de l’avocat la barre s’entend de la liberté qu’il a de ne pas suivre les écritures de la cause : l’écriture et servent et la parole est libre et quand cette écriture est la mienne, que vaut ce superbe mépris.

Notre liberté est ailleurs. Elle est dans le droit que nous avons de refuser une mauvaise cause ou un mauvais argument, de ne jamais tromper le juge, de ne jamais diffamer un adversaire, elle est dans le droit de donner nos conseils avec une conscience fière, et sans qu’il soit dicté, en aucun cas, par notre intérêt personnel, mais de les donner en sachant que nous engageons honnêtement notre responsabilité morale, notre crédit, notre réputation. Adviendra-t-il que nous engagions aussi notre responsabilité civile ? Sans doute. N'est-ce pas déjà et depuis longtemps la loi qui s'applique à nous comme à tous,· comme aux ·avoués, comme aux médecins ? Pour  que  nous, y échappions il faudrait effacer les premiers mots de la règle millénaire qui définit notre  activité  traditionnelle : « L’avocat consulte et plaide ». Consulter, c'est prendre une responsabilité.

Malheureusement, en nous dégageant de nos responsabilités à 1a barre , non avons perdu l'habitude de les assumer quand nous consultons. C'est pourtant ce qu'on nous demande. C'est ce qui justifie notre intervention dans les conflits qui se débattent, non; pas dans les salles d’audience mais au pied des démarches du palais, sous le signe encore lointain et déjà menaçant de la balancer du glaive. Si nous voulons être, dans ces occasions, que des hommes qui parlent, nul n’a besoin de nous. Mais nous devrons alors nous résigner à notre décadence. 

J’entends ·bien que, en prenant des responsabilités nous nous approcherons de certaines tentations. Au-delà de l'ombre de l'avoué, les lumières de la ville dessinent des profils inquiétants. Depuis longtemps, des compagnons de route indésirables cherchent à prendre place dans notre cortège, ou à nous confondre dans leur caravane. Mais il dépend de nous d’écarter leur image impure. C’est une question de discipline, donc de virilité, donc de responsabilité. Peut-être est-il temps que nous cessions d’avoir peur de nous-mêmes.

Dans son discours de réception à l'Académie française, Jean Cocteau évoque ce « pêcheur du conte arabe qui tient  un  génie  prisonnier  dans  une jarre. Le génie a beau lui promettre fortune, il refuse. Non qu’il redoute que le· génie ne tienne pu sa promesse, mais par la crainte prudente de perdre la tète et de mal employer son trésor. La jarre reste close. Le pêcheur reste pauvre. Le génie reste captif. Nul ne sans doute, mais le génie et la ! »

Je conviens d’une certaine grandeur dans l’attitude du pêcheur. Cette confiance de soi, ce scepticisme supérieur, procède d’une sagesse qui peut tenir lieu de religion. Aussi bien dans la conception la plus élevée du rôle de l’avocat, la fonction qu’il occupe dans le monde n’importe guère, puisque selon d'Aguesseau, « la profession, dédaignant tous les ornements inutiles à la vertu, peut rendre l'homme noble sans naissance, riche sans biens,  élevé sans dignité, heureux sans le secours de la fortune ».

Ainsi, grâce aux consolations de la philosophie, le génie enfermé dans sa jarre se trouve heureux et satisfait. La prison, après tout, procure le repos. La mort aussi. Pour s'en accommoder, il suffit de ne pas avoir envie de vivre. 

Mais si nous voulons vivre, il nous faut délivrer notre génie de sa prison de terre. 

C’est à vous, mais jeunes confrères, qu’il appartiendra de l’oser. Ne craignez point les  conséquences de votre audace. Notre génie ne serait trahir ses origines. Car il ne s’agit pas d’oublier ce que nous devons à nos pères. Nous avons reçu en héritage une règle de diamant qui défie les injures du temps. Cette règle est celle de l’honnête homme, ou· plutôt dans sa pureté lumineuse, elle est un raffinement de l'honnêteté vulgaire. Par quel obscur détour, par quel hypocrite ·cheminement, ce raffinement d'honnêteté pourrait-il nous obliger à réserver notre vénération et nos encensements à la statue de Ponce• Pilate, ·d'un Ponce-Pilate dépouillé des ornements du prêteur, et paré de la seule épitoge que portent les avocats ? Ne péchons pas contre l'esprit. Et rattachons sans crainte l’avenir au passé, en méditant à la fin de cette première leçon la règle première dé !'Ordre, telle qu'elle nous est transmise par notre Brazier : « Les obligations professionnelles de l'avocat sont nombreuses mais elles découlent toutes d'une règle unique dont elle ne constitue que les applications, celle qui impose dans toutes les circonstances de la vie professionnelle une délicatesse scrupuleuse. »

 Bâtonnier Pierre SIRÉ

  • Discours prononcé par le bâtonnier Pierre Siré, lors de la rentrée solennelle de la conférence du stage de l’année 1956–1957.